"Je n'ai pas tout de suite compris à qui j'avais affaire. Je revenais de mon congé maternité, très contente de retravailler. Il faut dire que j'adore mon job. Je suis une bosseuse, j'ai une énorme capacité de travail, mes compétences sont reconnues, je suis efficace, rapide. J'ai le syndrome de la meilleure de la classe.
Lui venait d'être promu et est devenu mon manager. Marié, un peu plus âgé que moi (j'avais 30 ans), il s'est très vite montré charmeur, avec une façon de me regarder, d'avancer des allusions et des compliments qui me mettaient mal à l'aise. Il s'en amusait, me reprochant d'être "trop sérieuse". Il est passé à la vitesse supérieure le jour où il apprit que je divorçais. Il m'a alors proposée de quitter sa femme pour moi. Blaguait-il? Voulait-il me tester? Je ne sais pas. Je l'ai éconduit avec force. Depuis, il me fait vivre un enfer.
"Son maître à penser c'est Poutine"
Sa perversité est imprévisible et donc très déstabilisante. Un jour, il peut se montrer gentil, avenant et de bonne humeur ; le lendemain, il s'avère autoritaire et humiliant. Parfois, dans une même phrase, il peut me dire que je suis incompétente et indispensable. Je suis constamment sur mes gardes, à ne pas faire d'erreur, à faire attention à ce que je dis, à ce que je fais. C'est épuisant...
Ce côté Docteur Jekyll et Mister Hide, il ne l'exerce qu'avec moi et toujours à l'abri de mes collègues. Heureusement, certains ne sont pas dupes, même s'il cherche sans arrêt à nous diviser, en nous changeant de postes, en modifiant nos plannings au dernier moment, en nous surveillant... Il m'a avoué que son livre de chevet, c'était L'art de la guerre de Sun Tzu et son maître à penser Poutine, dont le portrait trône en fond d'écran sur son ordinateur.
"Il prétend que je suis ingérable et paranoïaque"
Souvent, il lui arrive de me reprocher des choses sans aucun fondement, de me donner des ordres contradictoires ou impossibles à réaliser. Quand je le lui fais remarquer, il me lance: "Vis ma vie !". Un jour, n'en pouvant plus, je lui ai rétorqué : "Je veux bien mais avec ton salaire !". Parfois ma colère est trop grande, j'explose et j'arrive à lui reprocher certains de ses comportements. Je ne devrais pas car aussitôt, il pointe mon mauvais caractère, prétend que je suis ingérable et paranoïaque. Le jour où j'ai pleuré, il m'a dit : "Au moins je vois que tu es humaine".
Les entretiens individuels d'évaluation sont de vrais calvaires. J'ai beau atteindre mes objectifs, il avance toujours des contre arguments affectifs : je devrais être plus sympa, plus gentille. Dernièrement, il a insisté pour que je prenne des responsabilités de management, sans m'accorder une augmentation de salaire. Cela fait 10 ans que je gagne 1400 euros net par mois. Je travaille 36 heures, 39 heures en haute saison, j'ai 12 jours de RTT que je ne peux pas prendre quand je veux. C'est à son bon vouloir. Un jour où de guerre lasse, je ne lui ai plus dit bonjour, il m'a menacée de ne pas m'accorder mes vacances.
"Il est malin, il s'est syndiqué"
Je ne comprends pas à quoi il joue, ni pourquoi. Veut-il que je démissionne? Mais si je partais, il devrait me remplacer par deux personnes ! Il le sait très bien. Et puis, j'aime mon travail. Parfois, j'ai l'impression qu'il me rabaisse parce qu'il m'admire et me jalouse. J'ai un DEA en histoire, je lis beaucoup, j'écris, je peins. Mes passions, mes amis, mes enfants, m'aident à me déculpabiliser, à tenir bon. Ils me confirment que ce n'est pas moi qui ai un problème, mais lui.
Je m'en suis ouverte à un syndicaliste et à la DRH. Il s'est fait convoquer par le directeur, mais c'est tout. Il est malin: il s'est syndiqué, il est indéboulonnable. J'appréhende le prochain entretien d'évaluation. Quand j'ai peur, je deviens agressive. Je vais essayer de me maîtriser, de centrer la conversation sur les faits, les chiffres. Mais peut-être devrais-je faire comme la dernière fois: me mordre la langue pour ne pas le contredire, et ainsi avoir la paix."
Source : magazine L'express / L'Entreprise le 19/02/2017
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